BTP Côte d’Ivoire : Blockhauss, l’irréductible village d’Abidjan
BATIRICI | Le Monde | 03.09.2019
Des ponts, des hôtels de luxe, une marina, un métro, des immeubles flambant neufs… Ces dernières années, la forte croissance aidant, les infrastructures et les projets architecturaux se multiplient à Abidjan. Mais si le long de la lagune, le béton est légion, un village peuplé d’irréductibles Ebriés résiste encore et toujours à la vie citadine.
Les 6 000 habitants de Blockhauss ne renieraient sans doute pas cette formule empruntée à la première case des albums des aventures d’Astérix. Elle pourrait même être la devise de cette forteresse imprenable, territoire quasi central de la capitale économique au sud de la commune résidentielle chic de Cocody, où l’esprit du village ivoirien a perduré malgré l’urbanisation galopante qui l’encercle et l’accule irrémédiablement le long de l’eau.
« Ils nous ont acheté toutes nos terres pour un franc symbolique. Nous n’avons pas eu notre mot à dire et la ville nous a rattrapés » : Jean-Jacques Biandji lève les yeux sur les lumineuses lettres jaunes de l’immense hôtel Ivoire-Sofitel, à 500 mètres à peine du village, et ressasse l’histoire, amer. Si les Ebriés de Blockhauss sont aujourd’hui des lagunaires, c’est l’histoire récente qui les a bloqués sur cette petite pointe. Durant près de trois siècles, les tout premiers habitants des lieux venus de l’actuel Ghana occupaient un espace agricole vaste, près de 1 000 hectares réduits comme peau de chagrin en quelques décennies. Dans les années 1970, le miracle économique ivoirien pousse l’Etat à raser les plantations de manioc et faire pousser gratte-ciel, université et villas.
Des traditions bien ancrées
« Le message était pourtant clair, remarque le journaliste et écrivain Serge Grah. Le président Félix Houphouët-Boigny voulait les chasser et les pousser dans l’eau. Il voulait faire de Cocody une commune résidentielle pour les Blancs et les coopérants. » Mais les Ebriés ne sont pas partis. Mieux, ils ont résisté et maintenu leur culture au sein même de la grouillante mégapole. Aujourd’hui, « Blokosso » comme certains l’appellent est l’un des soixante villages ébriés encore présents en ville, et sans doute le plus emblématique au vu de sa résistance historique face aux colons puis à l’Etat ivoirien.
Le bout de terre a toujours son chef de village, un territoire réputé inaliénable et des traditions bien ancrées. « La rue est un lieu de vie, d’échange, d’affirmation, de danse, où l’on défile pour le dieu catholique, harriste ou protestant, pour la tradition ébrié, où l’on se pavane parce que l’on est enceinte, marié, triste ou fier », écrivait Serge Grah dans l’une de ses enquêtes sur le village.
L’âme de Blockhauss plane toujours et ses habitants, réputés fiers, perpétuent l’une des plus grandes traditions de l’ethnie : la fête des générations tous les seize ans, et la fête des catégories, tous les quatre ans. « Ici, le pouvoir se transmet de génération en génération, développe Jean-Jacques Koutouan, porte-parole du village, dans le bureau de la chefferie. Le système est hautement démocratique car il vous oblige à partir et à céder le pouvoir même si vous avez décroché la Lune. »
Ces fêtes célèbrent les passations de pouvoir d’une catégorie d’âge à une autre, puis d’une génération à une autre et le processus est toujours le même. « Le chef guerrier est préparé psychologiquement de telle sorte qu’il soit en transe, plus vraiment humain le jour de la fête », détaille Serge Grah. Chapeau cousu avec la peau d’un animal et cauris (petits coquillages blancs) sur la tête, il exécute des pas de danse guerrière, sabres en mains, dans un village bondé, puis le pouvoir change de mains. « Impossible de circuler ces jours-là », rit Serge Grah.
Au quotidien aussi, les Ebriés aiment la fête et accueillent l’un des lieux les plus fréquentés de la ville. A la pointe du village, une allée piétonne où se mêlent les odeurs de carpes, de poulets braisés et les sons de coupé-décalé des boîtes de nuits, est prolongée par l’Espace Port-Royal, une petite plage festive avec vue imprenable sur le Plateau, où des centaines d’Ivoiriens viennent chaque semaine y boire quelques bières et y manger des mets locaux. « La journée, il y a toujours du monde. Il y a l’hôtel Ivoire, le bureau de la première dame et beaucoup d’entreprises dans le coin », observe un propriétaire de maquis surnommé Pedro. « Et le soir, tout Cocody se déverse ici pour s’amuser et oublier les problèmes. Les “costumes” comme les jeunes », abonde Guy Adou, un autre restaurateur.
A Blockhauss, un aliment compose la plupart des plats des clients : l’attiéké. Le plat national est la spécialité des Ebriés. La semoule de manioc précuite y est confectionnée par les femmes du village, réunies en coopérative. « Nous n’avons plus de plants de manioc, mais nous avons gardé notre savoir-faire », explique le porte-parole du village. A chaque coin de rue, en journée, quatre à cinq femmes forment un cercle sous un parasol en bâche noire pour éplucher le tubercule, couper, laisser fermenter, essorer, presser, moudre, arrondir, sécher, trier, cuire, puis ensacher la semoule pour les maquis alentour, « et même à l’international, souligne fièrement la villageoise Constance Diagou. C’est notre spécialité, si tu n’es pas ébrié, tu ne peux pas le faire ».
Marguerite et Djomo Ahi sont les voisins de Constance, en bord de lagune. Juste derrière eux, des étages supplémentaires sont en construction au-dessus des immeubles déjà bâtis. « On ne peut plus s’étendre horizontalement, donc on le fait verticalement », explique Jean-Jacques Koutouan. Et désormais, il ne reste plus que quelques mètres de terre et de sable. « Jamais nous n’irons là-dedans, il y a trop d’escaliers, explique le couple, installé dans une petite maison. Mais pour que nos huit enfants restent au village, c’est ce qu’il y a de mieux. »
Mais les enfants s’en vont peu à peu et se projettent autrement. La culture n’est pas suivie par tout le monde, certains trouvant dans ces fêtes traditionnelles « des signes mystiques, de la sorcellerie, incompatible avec leur foi chrétienne », s’attriste M. Koutouan. Et comme seuls les Ebriés peuvent être propriétaires sur ce territoire, les jeunes mettent en location leur chambre ou leur appartement avec vue sur lagune pour se faire un peu d’argent. « Même les pêcheurs s’en vont, constate le notable. La lagune est trop polluée désormais. »
« Houphouët serait surpris »
Autre inquiétude, le mandat déposé par le nouveau maire de Cocody, Jean-Marc Yacé, pour que le village soit désormais structuré en quartier. « Devenir un quartier, ça ne nous arrange pas. Un quartier a ses règles, un village a ses règles et les structures ne correspondent pas. Ici, nous avons déjà les problèmes du village – les litiges fonciers – et ceux de la ville – drogue, prostitution, alcool –, c’est déjà assez compliqué », s’agace Jean-Jacques Koutouan.
Devenir un quartier impliquerait une nouvelle hiérarchie, celle de la mairie et de la gendarmerie. Aujourd’hui, les litiges sont réglés par la chefferie puis soumis à des assemblées publiques. « Les bureaux et les bâtiments ont remplacé les arbres à palabres, mais la tradition reste », constate Serge Grah.
Jacques Abrogouah, 86 ans, une élégante canne en main et un épais pagne traditionnel sur le dos, est le troisième habitant le plus âgé de Blockhauss et pourrait un jour devenir le chef de terre, titre donné au doyen des villages ébriés à qui incombe la décision finale des litiges du village. « On m’a dit que je serai le roi et que je déciderai », plaisante-t-il, tout sourire dans l’une des rues en asphalte.
En attendant, l’esprit de village reste, malgré le béton et les incertitudes. Son histoire et sa notoriété semblent le protéger encore un peu. « Aujourd’hui, les gens s’y plaisent et les Ebriés ne posent pas de problème, note Serge Grah. Je pense qu’Houphouët serait surpris de voir que Blockhauss est encore là. » Une autre forme de miracle à l’ivoirienne.
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